dimanche 29 mai 2016

Apicius, Masterchef de la Rome antique.


                                        Une fois n'est pas coutume : aujourd'hui, je ne vais pas vous parler d'un Général, d'un philosophe ou d'un Empereur, mais d'un... cuisinier. Que voulez-vous, on ne peut pas taper sur les Gaulois ou les Germains le ventre vide : conquérir le monde, ça donne faim. Le cuisinier en question est sans aucun doute le plus célèbre de l'Antiquité : Apicius, et avec lui Lucullus, évoquent encore aujourd'hui la gastronomie romaine, parfois dans ce qu'elle a de plus extravagant.

La grande bouffe : qui était Apicius ? 


                                        Si le nom d'Apicius est parvenu jusqu'à nous, on ne connaît pourtant quasiment rien de sa vie. Il est surtout passé à la postérité en raison des anecdotes rapportées par les textes antiques, du livre de recettes "De Re Coquinaria" qui lui reste attaché, mais aussi du portrait que tracèrent de lui son contemporain Sénèque et d'autres auteurs moralistes après lui, qui firent de notre personnage et de son amour immodéré de la bonne chère un symbole de débauche de décadence.

                                        Marcus Gavius Apicius est né vers 25 avant J.C, et il est mort en l'an 37 de notre ère. Il vécut donc sous les règnes d'Auguste et de Tibère. On présente souvent Apicius comme le "cuisinier de Tibère" : en réalité, il était un ami de son fils Drusus et un proche de son homme de confiance Séjan. Connaissant l'austérité de l'Empereur et son attachement aux mœurs traditionnelles, on peut supposer qu'il n'appréciait pas les relations que son fils entretenait avec un homme aussi frivole... Ce que confirme Pline l'Ancien :
"Coupé une première fois, le chou donne au printemps suivant une cyma, c'est-à-dire, sur les choux eux-mêmes, un petit chou plus délicat et plus tendre, dédaigné par le voluptueux Apicius, et sous son influence par Drusus César, qui en fut réprimandé par son père Tibère." (Pline L'Ancien, "Histoire Naturelle", XIX - 41.7)

"Un banquet romain" (Tableau de Roberto Bompiani, XIXème s.)


                                        Tout Rome connaît Apicius : ce millionnaire, qui vit dans le luxe, s'entoure de jeunes hommes (Tacite lui prête même une liaison avec Séjan) et a acquis une réputation de jouisseur. Mais surtout, il consacre la majeure partie de son temps et de sa fortune à la bonne chère. Auteur de plusieurs traités de gastronomie ("De Condituris", consacré aux sauces, et sans doute des compilations de recettes) , il est aussi le fondateur d'une école de cuisine, où la noblesse vient prendre des leçons auprès des meilleurs esclaves - cuisiniers de Rome. Insatiable passionné, il se livre à des recherches et des expérimentations culinaires, cherchant toujours à pousser plus loin le raffinement. Il élabore par exemple une nouvelle recette de garum, y mettant à macérer des poissons noyés dans cette même préparation, et Pline encore rapporte qu'il concocte du foie gras de truies :   
"L'art s'est appliqué au foie des truies comme à celui des oies : c'est une invention de M. Apicius, qui les engraissait avec des figues sèches, et une fois à point les tuait soudainement après leur avoir fait boire du vin miellé." (Pline l'Ancien, "Histoire Naturelle", IX-33.)

                                        Dès l'Antiquité, Apicius est surtout connu pour ses extravagances. Sa cuisine se caractérise par une abondance d'ingrédients, généralement rares et donc coûteux, et notamment les épices exotiques comme le poivre. Il accommode aussi les mets les plus étranges (les langues de flamants roses ou les talons de chameaux, pour citer les exemples les plus célèbres) et n'hésite pas à affréter un navire pour la Libye, afin de s'y procurer des crevettes dont on lui a vanté la qualité :
"Ayant entendu dire qu'il y en avait aussi d'énormes sur la côte d'Afrique, il s'y rendit en bateau sans attendre un seul jour, et fut très malade pendant la traversée. Mais parvenu près de l'endroit, avant même qu'il ne débarque, la rumeur de son arrivée s'était répandue comme une traînée de poudre parmi les Africains, et les pêcheurs, approchant avec leurs barques, vinrent lui apporter les plus belles langoustes. Les voyant, il leur demanda s'ils en avaient de plus grosses, et ils lui répondirent que non. Se rappelant alors celles de Minturnes, il ordonna à son pilote de retourner en Italie par le même chemin, sans même approcher du rivage." (Athénée de Naucratis, "Le Banquet des Sophistes", I - 12.)
Une autre anecdote amusante est rapportée par Sénèque, dans une lettre à Lucilius (XCV) :
"Un rouget d'une taille formidable (...) fut offert à Tibère, qui le fit porter au marché pour l'y vendre. 'Mes amis', dit-il, 'je me trompe fort si ce mulet n'est pas acheté par Apicius ou par Publius Octavius'. Son attente fut dépassée : ils enchérirent l'un sur l'autre, et Octavius l'emporta et jouit parmi les siens d'une immense gloire pour avoir acheté cinq mille sesterces un poisson que César avait vendu et que même Apicius n'avait pas obtenu."

Poissons, crustacés, volaille et légumes. (Mosaïque du IIème s. - Musées du Vatican.)

 
                                        Les sommes exorbitantes dépensées par Apicius le conduisent finalement à la ruine : ayant dilapidé 100 millions de sesterces pour les seules délices de la table (soit environ 4 millions d'euros, si l'on veut tenter la comparaison), il n'en a plus que le dixième en banque et, plutôt que de renoncer à son fastueux train de vie, il préfère se suicider. Plusieurs années après, Sénèque en est encore tourneboulé :
"Sa mort vaut la peine qu'on la raconte. Après avoir dépensé pour sa cuisine 100 millions de sesterces, se trouvant accablé de dettes, il eut l'idée de faire, pour la première fois, le compte de sa fortune : il lui restait 10 millions de sesterces et, comme s'il eut dû vivre dans les tourments de la faim avec ses 10 millions de sesterces, il s'empoisonna. Quels devaient être sa corruption et son faste, alors que 10 millions de sesterces lui représentaient l'indigence ?" (Sénèque, "Consolation à Helvia", X).

Un dîner presque parfait : Apicius et ses contemporains.



                                        Progressivement, le personnage s'efface au détriment de ce qu'il représente : le luxe, l'outrance, voire la débauche et la corruption. Martial oppose ainsi Apicius et Mécène à Fabricius, homme aux goûts modestes et à l'admirable simplicité :
"Cette toge, Fabricius n'eût peut-être pas voulu la porter ; mais Apicius assurément, et Mécène, ce chevalier dévoué à la cause de César, ne l'eussent pas dédaignée. " (Martial, "Épigrammes", X - 73.)

Quant à Juvénal, il associe le nom d'Apicius à celui d'un certain Crispinus, qui n'hésite pas à dépenser 6000 sesterces pour un poisson et éclipse ainsi le mulet de Tibère.
"Il a compté six mille sesterces pour un surmulet : il est vrai que le poisson pesait six livres, s'il faut en croire ceux qui se plaisent à grossir le merveilleux. (...) Nous voyons maintenant des excès inconnus à l'économe, au frugal Apicius." (Juvénal, "Satires", IV.)

                                        Mais le plus virulent reste Sénèque qui, en tant que stoïcien, n'a pas de mots trop durs pour fustiger l'inconduite d'un homme tout entier soumis à ses passions :
"S'imaginer être pauvre avec dix millions de sesterces, quel luxe épouvantable ! Eh bien ! croyez après cela que le bonheur se mesure sur la richesse, et non sur l'état de l'âme ! Il s'est donc rencontré un homme qui a eu peur de dix millions de sesterces, un homme qui a fui, par le poison, ce que les autres convoitent avec tant d'ardeur. Certes, ce breuvage mortel fut le plus salutaire qu'eût jamais pris un être aussi dégradé. Il mangeait déjà et buvait du poison, lorsque non seulement il se plaisait à ces énormes festins, mais encore s'en glorifiait ; lorsqu'il faisait parade de ses désordres ; lorsqu'il fixait les regards de toute la ville sur ses débauches ; lorsqu'il excitait à l'imiter une jeunesse naturellement portée au vice, même sans y être entraînée par de mauvais exemples. Tel est le sort des humains, quand ils ne règlent pas l'usage de leurs richesses sur la raison qui a ses bornes fixes, mais sur un appétit pervers dont les caprices sont immodérés et insatiables." (Sénèque, "Consolation à Helvia", X - 10.)
C'est sûr : les pieds de chameaux farcis, Sénèque en avait fait une indigestion !


Chef, la recette ! De Re Coquinaria.


                                        En matière de cuisine romaine, le recueil "De Re Coquinaria" est un incontournable. Ce traité gastronomique en 10 livres se présente comme une suite de recettes, classées par ingrédients et par plats. Bien qu'on l'attribue souvent à Apicius, il n'en est pas l'auteur - du moins, pas au sens strict. Pour ses contemporains, les ouvrages de référence sont ceux d'un certain Caius Matius (notamment cité par Columelle), et personne ne fait mention du "De Re Coquinaria". On trouve également dans ce livre des allusions à des personnalités beaucoup plus tardives (Commode par exemple), et cette compilation de recettes daterait du IVe siècle. S'appuyant sur les écrits d'Apicius, elle réunit des préparations dites "à la manière d'Apicius" : concicla (plat de fèves), ofellae (noisettes de viande), patina (sorte de flan), minutal (ragoût)... Mais on remarque aussi l'absence des plats les plus excentriques, que citaient les contemporains d'Apicius. Pline l’Ancien évoquait par exemple cette fameuse recette de langue de flamant rose qui, à ma connaissance et au désespoir général, ne figure pas dans le recueil !


Flamant rose. (Mosaïque du VIème s. - ©Premasagar via wikipedia.)


                                        On peut supposer que ces recettes improbables ont été volontairement supprimées, car trop chères et trop complexes à réaliser. En revanche, d'autres plats plus "modestes" et plus adaptés à une consommation régulière ont certainement été ajoutés. On y trouve aussi une préparation destinée à préserver la fraîcheur des huîtres, que l'on devrait à un autre Apicius...


Devine qui vient dîner ce soir ? Trois Apicius !


                                        Un autre Apicius ?! Et bien oui ! Car figurez-vous que l'Apicius de l'époque de Tibère ne fut pas le seul Apicius à s'activer derrière les fourneaux : dans la Rome antique, ce sont trois homonymes qui sont encore connus pour leurs talents culinaires ! Trois Apicius, sans lien de parenté, auteurs de livres de recettes ou de traités, passionnés de gastronomie et demeurés célèbres en tant que fins gourmets. Et qu'on a du reste souvent confondus...


Esclaves préparant le repas. (Fresque du Ier s. - Getty Museum - ©B. McManus)

                                        Le premier, Caclius Apicius, vécut vers le début du Ier siècle avant J.C. Richissime et vivant dans le luxe, il écrivit plusieurs traités de cuisine dont il ne subsiste aucune trace. Vous connaissez maintenant le deuxième Apicius, que je viens de vous présenter. Quant au troisième, il vécut sous le règne de Trajan (début du IIème siècle). Il était connu pour sa capacité à déterminer la provenance d'un poisson ou d'un oiseau, rien qu'en le dégustant ! Il est surtout célèbre grâce à une anecdote rapportée par Athénée :
"Lorsque l'empereur Trajan était en Parthie, à une distance de plusieurs journées de voyage de la mer, Apicius lui envoya des huîtres dont il avait conservé la fraîcheur par un moyen de son invention." (Athénée de Naucratis, "Le Banquet des Sophistes", I - 12.)
                                         L'homonymie et l'intérêt commun de ces trois personnages pour la cuisine n'est probablement pas un hasard. Selon Tertullien, c'est au premier Apicius que les deux autres devraient leur nom : sa gourmandise était à ce point légendaire que le patronyme d'Apicius devint un surnom, synonyme de "gourmand" ou "gourmet". Il ajoute que de nombreux cuisiniers adoptaient l'épithète, se réclamant d'Apicius comme les philosophes le faisaient de Platon ou d’Épicure :
"Qu'y a-t-il d'étrange, si une doctrine donne à ses sectateurs un surnom tiré de celui du maître ? Les philosophes ne s'appellent-ils pas, du nom de leur maître, Platoniciens, Épicuriens, Pythagoriciens ? Ou encore, du lieu où ils se réunissent ou séjournent, Stoïciens, Académiciens? De même, les médecins ne tirent-ils pas leur nom d'Érasistrate, les grammairiens d'Aristarque, les cuisiniers eux-mêmes d'Apicius ? Et pourtant personne ne se sent offensé de ce que ceux-là professent un nom transmis par le maître avec la doctrine." (Tertullien, "Apologétique", III - 6).
                                         La confusion entre les trois Apicius, sans doute ainsi surnommés les uns par rapport aux autres, finit par créer une sorte d'amalgame entre les différents personnages. Fréquemment cité en littérature, le nom d'Apicius devint rapidement proverbial, de sorte qu'on peut supposer que le "De Re Coquinaria" se place moins sous l'égide de notre Apicius qu'il ne se revendique d'une tradition culinaire. Un peu comme si l'on éditait aujourd'hui un livre intitulé "La cuisine d'Auguste Escoffier", dans lequel on regrouperait les meilleures recettes de la gastronomie du XIXème siècle...



Illustration du "De Re Coquinaria". (XVIIIème s. - via http://www.lib.k-state.edu )


                                         En attendant, la gastronomie romaine semble susciter beaucoup d'intérêt. L'association Carpefeuch,  qui organise fréquemment des dégustations de plats romains, peut en témoigner : chaque présentation est un succès et les curieux se pressent pour goûter les préparations concoctées d'après le célèbre livre attribué à Apicius. A cours de titres  d'émissions culinaires ( je n'ai pas pu caser "La Cuisine des mousquetaires"...), je vous invite à vous rendre sur le blog de l'association, ici, où vous trouverez des photos et des recettes. Bon appétit, par Jupiter ! 

     

dimanche 3 avril 2016

Tu quoque, TV ? Le péplum dans les séries.

Si vous êtes des fidèles de ce blog, vous savez sans doute que je suis une fana de séries TV. Et lorsqu'en plus, elles parlent d'Antiquité, vous vous doutez bien que pour moi, c'est la cerise sur le gâteau, ou plutôt le garum sur la patina ! Aujourd'hui, je vous renvoie vers un site internet dédié à la fiction télévisée, sur lequel j'ai la chance de publier régulièrement : Season1.fr. Cette semaine, j'ai consacré un dossier en deux parties sur le péplum dans les séries...

Si le traitement du genre au cinéma a fait l'objet de nombreuses études (parmi lesquelles celles, remarquables, de Claude Aziza) on s'est moins souvent penché sur la représentation de l'Antiquité sur le petit écran et sur le rôle que le péplum pouvait jouer dans ce format particulier. La télévision a pourtant son lot de séries à l'antique : des séries historiques comme Moi Claude, Empereur ou Rome, mais aussi des séries mythologiques, bibliques ou même comiques. Autant de registres abordés dans ce dossier en deux parties, que je vous invite à lire sur Season1.fr

Première partie : Rendre à César ce qui est à César ce qui est à César...

Tu quoque, TV ? Le péplum dans les séries (1/2): Rendre à César ce qui est à César…


Seconde partie : ... Et à Dieu ce qui est à Dieu. 

Tu quoque, TV ? Le péplum dans les séries (2/2): … Et à Dieu ce qui est à Dieu

Et en plus, ça vous donnera des idées, si vous n'avez plus rien à regarder !

dimanche 21 février 2016

La montagne qui accouche d'une souris.


                                       Et une nouvelle expression d'origine latine à fourrer dans votre besace ! Une petite phrase, passée dans le langage courant et qu'on trouve - déjà - dans les textes d'auteurs antiques. Cette fois, la signification en est restée la même : lorsque l'on évoque la montagne qui accouche d'une souris, on parle d'un résultat bien décevant, comparé à ce qu'on en attendait.

                                       Dans la langue française, cette expression est surtout connue par le biais d'une fable de Jean De la Fontaine, précisément intitulée  "La Montagne qui accouche."
"Une Montagne en mal d'enfant
  Jetait une clameur si haute,
  Que chacun, au bruit accourant,
  Crut qu'elle accoucherait, sans faute,
  D'une cité plus grosse que Paris ;
  Elle accoucha d'une souris.
  Quand je songe à cette fable,
  Dont le récit est menteur
  Et le sens est véritable,
  Je me figure un auteur
  Qui dit : Je chanterai la guerre
  Que firent les Titans au Maître du tonnerre.
  C'est promettre beaucoup : mais qu'en sort-il souvent ?
  Du vent."
(Fables, V-10.)

On remarque au passage l'allusion à Ovide : l'auteur qui chante "la guerre que firent les Titans", c'est lui !  Et plus précisément dans les "Métamorphoses" (L. I - v.151.)


"La montagne qui accouche d'une souris". (Ill. de la fable de La Fontaine - XVIIIème s.)



                                       Du coup, lorsqu'on y réfléchit, l'origine antique de la maxime est déjà moins surprenante tant on sait que La Fontaine a largement puisé (logique, pour La Fontaine !) dans l’œuvre d'Ésope. En l’occurrence, on peut penser qu'il s'est davantage inspiré de Phèdre (voir plus bas), lui-même ayant copié Ésope... Dans "De l'accouchement d'une montagne", le fabuliste grec raconte comment une montagne, sur le point d'enfanter, poussait des cris épouvantables. La foule se pressa en masse à ses pieds, s'attendant à assister à la naissance d'un monstre... mais seul un rat apparut !

                                       Mais c'est surtout un poète latin, Horace, qui a popularisé l'histoire dans la culture occidentale : c'est en effet lors de la redécouverte au Moyen-Age de son "Art poétique" que la phrase a été remise en lumière. Dans le passage qui nous intéresse, Horace fait bien allusion à la fable d'Ésope, et il emploie l'image insolite pour critiquer ces écrivains qui font miroiter à leurs lecteurs des œuvres épiques, quand ils sont bien incapables de tenir leur promesse.
"Bien entendu, tu ne commenceras pas, comme jadis le poète cyclique : 'Je chanterai la destinée de Priam et la guerre fameuse...' Comment tenir une promesse faite d'une voix si éclatante ? La montagne va accoucher d'une ridicule petite souris. [Parturient montes, nascetur ridiculus mus] Comme il est plus habile, le poète qui commence, sans exagération maladroite : 'Dis-moi, Muse, le héros qui, après la prise de Troie, vit tant d'hommes de caractères différents et visita tant de cités !' Chez lui, la fumée n'étouffe pas la flamme, mais c'est de la fumée que jaillit la lumière; alors apparaissent des beautés, des merveilles." ("L'Art Poétique", I-v.136.)

Statue d'Horace. (Venosa.)
 
                                       Après Horace, d'autres auteurs utiliseront à leur tour l'expression : Phèdre reprendra la fable elle-même, Lucien et Plutarque citeront l'adage.
"Il y avait, même chez les autres Égyptiens, beaucoup d'empressement et de curiosité, justifiés par le nom et la réputation d'Agésilas; et tous accouraient pour le voir. Mais ne trouvant pas l'ombre d'éclat ni d'appareil, et n'ayant en face d'eux qu'un vieillard accroupi sur l'herbe au bord de la mer, d'un corps grêle et petit, vêtu d'un manteau grossier et de mauvaise qualité, ils se mirent à le railler et à faire de lui des gorges chaudes, en disant que c'était bien la fable de la montagne en travail qui accouche d'une souris." (Plutarque, "Vie d'Agésilas", 36.)

                                       Essaimant dans la littérature française, l'image de la montagne accouchant d'une souris se rencontre notamment chez Rabelais ou Boileau. Mais c'est bien sûr la fable de Jean de La Fontaine, citée plus haut, qui est restée la plus célèbre et a popularisé l'expression.

                                       Chose amusante, les fables de Phèdre étaient couramment utilisées dans la Rome antique par les professeurs de grammaire et de rhétorique, pour enseigner les notions de base de la langue et de la composition. Pour conclure cet article, je vous propose donc de lire la version de Phèdre (L. IV-21.). Et en plus, ce court texte est une bonne occasion de travailler votre Latin (mais rassurez-vous : il y a quand même la traduction.)


Mons parturibat, gemitus immanes ciens,
eratque in terris maxima expectatio.
At ille murem peperit.
Hoc scriptum est tibi,
Qui, magna cum minaris, extricas nihil.


Une Montagne accouchait, poussant des cris immenses;
Et dans le monde régnait la plus grande attente.
Mais elle accoucha d'une souris.
Ce texte te concerne, toi qui menaces beaucoup, mais n'en fais rien.


dimanche 7 février 2016

Olybrius : Un drôle d'empereur...


                                        Un blog sur l'Antiquité romaine, on sait à peu près ce qu'on va y trouver : des biographies, des articles sur la vie quotidienne, des anecdotes, etc. En tous cas, c'est là-dessus que j'écris. Mais il ne vous aura pas échappé que je choisis parfois des sujets quelque peu marginaux, ou qui sont moins fréquemment abordés par mes confrères. Bien sûr, j'ai écrit sur l'esclavage, la gladiature, le cursus honorum, l'habillement, ou sur Caligula ; mais je me suis aussi penchée sur le tatouage, l'avortement, l'apiculture ou les vampires. Justement parce que ces aspects de l'antiquité romaine sont moins souvent traités, il m'a paru intéressant d'y consacrer quelques pages. Après tout, les biographies de Jules César ne manquent pas et, même si je compte bien m'y attaquer un jour prochain, je ne pense pas avoir grand-chose de neuf à y ajouter !

                                        Voilà précisément la raison pour laquelle j'ai choisi de m'intéresser aujourd'hui à un Empereur dont on parle peu : d'abord, parce que son règne a été extrêmement bref ; ensuite, parce qu'il fait partie des derniers Césars, empereurs fantoches portés au pouvoir par des généraux d'origine barbare. Pourtant, son nom est passé à la postérité - mais sans doute s'en serait-il bien passé :  nous allons parler d'Anicius Olybrius. Et je vous préviens : accrochez-vous, c'est une histoire compliquée !



Monnaie à l'effigie d'Olybrius. (Source wikipedia.)


Ascendance et mariage.


                                        Anicius Olybrius, donc. On possède assez peu d'informations sur cet homme : encore les sources sont-elles postérieures à son règne et généralement hostiles. On ignore notamment sa date de naissance, bien qu'on sache qu'il est né à Rome. Il est issu de la gens Anicia, ancienne et puissante famille de la péninsule italienne. Mais même son entourage familial est sujet à controverse. Certains historiens considèrent qu'il est le fils du consul Anicius Hermogenianus Olybrius : celui-ci est en effet l'époux et le cousin d'une certaine Anicia Juliana, nom que portera également la fille de notre Olybrius - perpétuer le nom au sein d'une même lignée est chose courante au sein des familles patriciennes. Mais d'autres pensent qu'il ne s'agit que d'une coïncidence, car Juliana semble avoir été un nom courant au sein de l'ensemble de la gens Anicia. D'autre part, Hermogenianus Olybrius passe pour n'avoir engendré qu'une fille - qui, en plus, aurait fait vœu de chasteté... On a donc émis diverses hypothèses quant à l'ascendance d'Olybrius, et le nom de Petronius Maximus a notamment été avancé. Celui-là, nous allons en reparler... 

                                        Toujours est-il qu'Olybrius épouse Placidia, la fille cadette de l'empereur Valentinien III et de Licinia Eudoxie. Ce mariage n'est pas innocent, puisqu'il permet à la maison impériale de se lier à un membre d'une puissante famille de l'aristocratie sénatoriale. La date de ce mariage n'est pas connue avec précision : Priscus (historien du Vème siècle) avance qu'il a lieu avant le sac de Rome par les Vandales (Juin 455), mais d'autres textes affirment que Placidia était encore célibataire après cette date. Une hypothèse plus précise se dessinera bientôt mais, pour l'instant, peu importe ! Le résultat est le même : Olybrius est bien le gendre de l'Empereur Valentinien III lorsque celui-ci est assassiné, en 455.


Solidus de Valentinien III. (©British Museum.)

                                        Environ un an plus tôt, l'Empereur avait fait tuer Aetius, son magister militum (titre d'officier supérieur que l'on traduit souvent par "Maître de milice".), et c'est précisément sous les coups de soldats ayant servi sous les ordres de sa victime qu'il tombe. Ce coup d'état a probablement été orchestré par un certain Pétrone Maxime (je vous avais dit qu'on en reparlerait !), un officier de haut rang, issu d'une puissante famille sénatoriale. Histoire ne de pas avoir fait tout ça pour rien, il prend la place de Valentinien III sur le trône et épouse sa veuve, Licinia Eudoxie. Dans le même temps, il fait proclamer César son fils Andrea Palladius et le marie à Eudoxie, fille aînée de son prédécesseur. Cette politique matrimoniale incline vers l'hypothèse selon laquelle Olybrius serait le fils de Pétrone Maxime : dans ce cas, son mariage avec Placidia aurait été célébré entre le 17 Avril (prise du pouvoir de Pétrone) et le 31 mai (sa mort), s'inscrivant dans une démarche sensée appuyer la légitimité du nouvel Empereur.

Pétrone Maxime. (via Livius.org)


Succession de Valentinien III : un Empereur chasse l'autre.



                                        Comme le montre le bref règne de Pétrone Maxime, la situation dans l'Empire romain d'Occident est alors loin d'être apaisée, et les tensions et affrontements autour de la succession de Valentinien III ouvrent un boulevard aux Vandales. Emmenés par leur chef Genséric, ils déferlent sur l'Italie et mettent à sac la ville de Rome, laissée sans surveillance pendant que les prétendants à la Pourpre s'écharpent joyeusement. Licinia Eudoxie et ses deux filles sont prises en otage par les envahisseurs.


"Le Sac de Rome par les Vandales" (Par Heinrich Leutemann.)


                                        Là encore, les sources divergent. Certaines avancent qu'Olybrius, sénateur lors de l'invasion vandale, a été fait prisonnier en même temps que les siens et emmené à Carthage à la cour de Genséric. Finalement libéré, Olybrius s'installe avec sa famille à Constantinople où il vit en simple particulier, se consacrant à des œuvres de charité.

                                        Pour d'autres (notamment Evagre Le Scholastique), il a tout simplement fui à l'approche des Vandales : pendant que sa femme, sa belle-mère et sa belle-sœur sont retenues captives, il... s'intéresse aux questions religieuses. Entre autres choses, il se rend auprès de Daniel le Stylite, un Chrétien qui vit au sommet d'une haute colonne et que l'on ravitaille au moyen d'un panier hissé à l'aide d'une corde. L'histoire ne nous dit pas comment Daniel se débrouille pour ses autres besoins naturels... Il restera quand même perché 33 ans ! Mais le saint homme, prophète à ses heures, annonce à Olybrius la future libération de sa femme. Il faut attendre 461 pour que la prédiction s'accomplisse.

Daniel le Stylite. (Ménologe de Basile II - via wikipedia.)


                                        Pendant ce temps-là, se succèdent en Occident plusieurs Empereurs : à la suite de Pétrone, le sénateur gallo-romain Avitus est proclamé Empereur par le roi wisigoth Théodoric II avant d'être renversé au bout de deux ans par Majorien, lui-même assassiné quatre ans plus tard (en 461) par Ricimer, général wisigoth romanisé...

                                        A la mort de l'Empereur Majorien, le trône vacant fait l'objet d'une lutte acharnée entre Genséric (le chef Vandale) et Ricimer. Pas fou, Genséric a pris soin de marier son fils Hunéric à Eudoxie, la sœur aînée de Placidia (Mme Olybrius). De fait, Hunéric et Olybrius sont maintenant beaux-frères. Genséric revendique donc l'Empire d'Occident pour Olybrius, histoire d'avoir un parent sur le trône. (Ça peut toujours servir.) Pour preuve de sa bonne volonté, il libère donc en 461 Licinia Eudoxie et Placidia - ce qui ne l'empêche pas de lancer des raids sur les côtes italiennes, afin d'accentuer la pression sur l'Empire d'Occident. Entre temps, un certain Libius Severus (Sévère III) a été porté sur le trône par Ricimer qui, nommé militum magister, est en réalité le vrai détenteur du pouvoir et l'exerce aux côtés de son neveu, Gondebaud. Et tandis que l'on se dispute l'Occident par pantins interposés, Placidia rejoint enfin son époux à Constantinople et donne naissance à une fille, Anicia Juliana, en 462.

                                        Libius Severus (l'Empereur de Ricimer) meurt en 465 et Genséric soutient à nouveau les prétentions impériales d'Olybrius, d'autant plus que celui-ci à été nommé Consul par Léon Ier le Thrace (Empereur d'Orient) l'année précédente. Le titre n'est plus guère qu'honorifique mais, après tout, on pourrait dire que celui d'Empereur aussi. Pourtant, la manœuvre échoue encore. Cette fois, c'est un dénommé Anthémius Procope qui accède à la Pourpre, grâce à l'appui de Léon Ier qui, de toute évidence, n'a aucune envie de voir un proche des Vandales devenir Empereur.


Olybrius Empereur : des théories diverses.


                                        Si l'on s'accorde sur le fait que, contre toute attente, Olybrius a finalement été placé sur le trône par cette vieille connaissance de Ricimer, qui entendait ainsi contrer l'empereur légitime Anthémius, les sources divergent quant aux circonstances exactes.

                                        Selon une première version, Olybrius est dépêché en Italie en 472, sur ordre de Léon Ier, afin de jouer les médiateurs entre Anthémius  et Ricimer. Ce dernier n'entend pas abandonner le pouvoir qu'il exerce depuis des années, caché derrière des Empereurs de pacotille, et il assiège Rome. La mission d'Olybrius consiste donc à rétablir le dialogue entre les ennemis (qui, niveau discussion, en sont encore réduits à se taper dessus), puis dans un second temps, à se rendre à Carthage auprès de Genséric et de conclure la paix avec les Vandales. Mais Léon Ier se méfie : il craint une alliance entre Genséric et Olybrius, qui amènerait ce dernier à le trahir. Il décide de prendre les devants et adresse une lettre à Anthémius, lui suggérant d'assassiner du même coup son ennemi Ricimer et Olybrius. 


Solidus de Ricimer.

                                        Or, Ricimer a pris soin de placer plusieurs de ses hommes dans le port d'Ostie, et il intercepte la précieuse missive - qu'il s'empresse de montrer à Olybrius. Anthémius, qui s'était réfugié dans la Basilique de Saint-Pierre, est assassiné le 11 Juilllet, et Olybrius monte enfin sur le trône. Il faut dire qu'aux yeux de Ricimer, il fait figure de candidat idéal : accaparé par les questions religieuses, il n'a guère le goût du pouvoir et, membre de l'aristocratie sénatoriale, il est de surcroît le gendre de feu l'Empereur Valentinien III, ce qui fait de lui l'ultime héritier de la famille impériale.

Léon Ier Le Thrace. (Musée du Louvre.)


                                        La seconde version prétend qu'Olybrius serait devenu Empereur juste après son arrivée à Rome, en Avril / Mai 472. Là encore, Ricimer aurait assiégé Rome et Anthémius, pris au piège dans une église (ici Santa Maria de Cosmedin), aurait été assassiné par Gondebaud, le neveu de Ricimer. En dehors de ces détails, cet autre récit implique que Léon Ier aurait en fait appuyé Olybrius - ce qui expliquerait pourquoi il avait jugé bon de l'envoyer en Occident. Cette interprétation demeure implicite chez certaines sources privilégiant cette version. Toutefois, elle ne convainc pas tous les Historiens, certains s'interrogeant sur l’intérêt qu'y aurait trouvé Léon Ier, et rappelant qu'il n'a jamais officiellement reconnu Olybrius . L'Empereur d'Orient avait conféré à Ricimer le titre de Patrice (soit la distinction venant tout de suite après César et Auguste), laissant supposer qu'il comptait s'appuyer sur lui pour régner en Occident, derrière le pantin qu'était Anthémius : dans ce cas, le fait que Ricimer substitue au protégé de Léon Ier sa propre marionnette (Olybrius) pourrait être à l'origine du conflit.  Les arguments et contre-arguments en faveur de chacune des deux thèses ne permettent pas de trancher.

Le règne d'Olybrius.


                                        Accédant à la Pourpre en Avril ou Mai 472, Olybrius n'en profite hélas pas longtemps, puisqu'il meurt le 2 Novembre de la même année. Son règne est toutefois aussi bref que calme - limite barbant en fait, et il n'y a pas grand-chose à en dire ! Reste que Ricimer demeure le véritable détenteur du pouvoir et, lorsqu'il meurt quelques mois seulement après Anthémius (9 ou 19 Août 472), il est remplacé au poste de magister militum par son neveu, le fameux Gondebaud, qui exerce à son tour le pouvoir et, accessoirement, devient roi des Burgondes en 473. Olybrius laisse en effet le champ libre à l'oncle, puis au neveu, et se préoccupe davantage de théologie que de politique.


Gondebaud. (Statue de R. Ferrier - Genève.)


                                        S'agit-il d'une inclinaison profonde, ou a-t-il jugé préférable de s'effacer pour sauver sa vie ? Impossible à dire, mais il semble tout du moins que son intérêt pour les questions religieuses n'ait pas été feint : dans sa Vita Epifanius, Ennode de Pavie le décrit comme un homme pieux, qui agit en adéquation avec ses principes. On cite souvent à titre de preuve une série de pièces d'or frappées par Olybrius, marquées d'une croix et de la légende SALVS MVNDI ("Salut du monde"), en lieu et place de l'habituel SALVS REIPVBLICAE ("Salut de l'Etat"). Si elle parait anecdotique, cette modification montre pourtant chez Olybrius une aspiration universaliste, dépassant le cadre de l'Empire romain, et pourrait donc traduire une préoccupation spirituelle plutôt que terrestre. Cette devise rejoint la manière dont Olybrius est représenté sur ces mêmes pièces : contrairement à ces prédécesseurs, il n'apparaît jamais armé, ce qui suggère qu'il est détaché des questions militaires.


Monnaie d'Olybrius estampillée de la légende "Salus Mundi".

On peut ajouter qu'Olybrius et sa fille possédaient un palais à Constantinople, à côté duquel celle-ci fit construire la basilique de Saint-Polyeucte. Olybrius, pour sa part, restaura la décoration de l'église de Sainte-Euphémie , célèbre pour avoir été choisie par la sœur de Théodose II, Pulchérie, pour accueillir le Concile œcuménique en 451. Mais cet évergétisme peut aussi être vu comme une manière pour Olybrius de réaffirmer ses liens avec la dynastie de Théodose. 


Ruines de la basilique Saint-Polyeucte. (©Ollios via wikipedia.)



                                        Au terme de sept mois de règne à peine, Olybrius décède de mort naturelle - probablement des suites d'un œdème. (22 Octobre ou 2 Novembre 472, selon les sources.) Gondebaud , resté seul maître de l'Empire d'Occident, place Glycérius sur le trône. Sans héritier mâle, Olybrius laisse pour seule descendante Anicia Juliana. Honorée du titre de Patricia, on envisage d'abord de la marier à Théodoric l'Amale, roi des Ostrogoths. Elle épouse finalement Areobindus, magister militum puis consul en 506. Aussi pieuse que son père, Juliana s'oppose sur des questions religieuses à l'Empereur régnant, Anastase, et elle se consacre aussi à la rénovation ou l'édification de plusieurs églises. Elle meurt en 528, en ayant donné naissance à deux enfants : une fille nommée Proba et un fils, Olybrius, consul en 491.


Portrait d'Anicia Juliana. (Dioscoride de Vienne - via wikipedia.)

                                        Reste une question en suspens et qui, pour être tout à fait franche, m'a incitée à me pencher sur le cas de cet Empereur-fantoche : y a-t-il un rapport entre Anicius Olybrius et le terme "Olibrius", utilisé dans la langue française pour désigner un "individu qui se distingue par son excentricité stupide" (dixit le Larousse) ? Insulte popularisée par l’inénarrable Capitaine Haddock qui, en la matière, dispose d'un vocabulaire d'une richesse peu commune... La réponse est malheureusement négative : notre brave Olybrius, proclamé Empereur à sa plus grande surprise, échappe à cet honneur douteux. L'Olibrius proverbial serait en fait un homonyme, un gouverneur des Gaules dont l'existence n'est d'ailleurs pas attestée. Ayant martyrisé Sainte Reine en 252, il devint ensuite un personnage des Mystères médiévaux, sous les traits d'un fanfaron cruel, persécuteur des innocents. C'est dans cette acception que l'on retrouve son nom substantivé dans une comédie de Molière :
"Courage, mon garçon : tout heur nous accompagne ; / Mettons flamberge au vent et bravoure en campagne, / Faisons l'Olibrius, l'occiseur d'innocents." (Molière, "L'Étourdi ou les Contretemps", III - 4.)

Et dire que j'ai fait tout ça pour rien...

dimanche 24 janvier 2016

Gardez-vous à gauche : les gauchers à Rome.


                                        On m'a interrogée à plusieurs reprises sur les gauchers dans l'Antiquité romaine. La question est un peu surprenante mais, ayant moi-même abordé des thèmes autrement plus loufoques, je n'allais pas rechigner à effectuer quelques recherches. A ma grande surprise, le sujet est assez peu documenté, et on retrouve souvent les mêmes généralités d'un livre ou d'un article à l'autre. Mais en creusant un peu, on parvient tout de même à dégager quelques grandes lignes.

                                        Quiconque possède quelques notions de Latin aura deviné que le côté gauche n'a pas précisément bonne réputation chez les Romains. Le terme se dit en effet sinister (par opposition à dextra - la droite). Il a essaimé dans de nombreuses langues, donnant par exemple le mot "sinistre" en Français. Tout ça à cause des augures, collège religieux qui interprétait le vol des oiseaux pour y lire les présages envoyés par les Dieux. Pour résumer, avant une décision importante, les augures observaient le ciel : si les oiseaux venaient de droite, les Dieux étaient favorables ; s'ils venaient de la gauche, le présage était défavorable. On voit bien que le côté gauche était réputé mauvais, néfaste.



"Les augures" (Bernhard Rode.)

                                        Une autre hypothèse veut que la gauche soit connotée de façon négative, en raison du lien que les Anciens établissaient avec l'ombre ou l'obscurité. Regardez une carte romaine : les quatre points cardinaux sont disposés comme nous les connaissons encore aujourd'hui, de sorte qu'à la droite correspond l'Est et à la gauche, l'Ouest. Si vous regardez vers le Nord, le soleil se lève donc à main droite, et disparaît à main gauche : de la droite vient la lumière et la chaleur, qui disparaît sur la gauche en engendrant les ténèbres et le froid. Les tenants de cette théorie avancent en outre que le terme Latin scaevus (gauche, ou maladroit...), adjectif antérieur apparemment de la même origine étymologique, proviendrait d'une racine proto-indo-européenne signifiant "ombre".

                                        Ce préjugé envers la gauche se manifestait dans une multitude de petits détails, qui tenaient le plus souvent de la superstition. Par exemple, on considérait qu'entrer dans une maison du pied gauche constituait un mauvais présage, voire une faute grave. Dans certaines demeures, un esclave était d'ailleurs chargé de vérifier que les invités posaient bien le pied droit en premier ! Dans le même ordre d'idée, les Temples romains possèdent systématiquement un nombre pair de marches, afin que l'on pose le pied droit à la fois sur la première et sur la dernière marche. On remarquera aussi que, au théâtre, les "méchants" et les porteurs de mauvaises nouvelles entraient par le côté gauche de la scène.

                                        Et les gauchers, dans tout ça ? Ils furent en quelque sorte les victimes collatérales de l'aversion des Romains pour tout ce qui se rapportait à leur côté de prédilection. Par extension, on les vit d'abord comme défavorisés par les Dieux et donc porte-malheur, puis ils passèrent pour malhabiles et enfin, on se méfia d'eux car ils étaient réputés retors et déloyaux. A la naissance d'un enfant, quand celui-ci semblait privilégier sa main gauche au détriment de la droite, on lui bandait le bras gauche le long du corps pour l'empêcher de l'utiliser, et l'inciter à se servir du droit.

                                        Apparemment, ça ne marchait pas à tous les coups : une étude réalisée sur des bijoux antiques a montré qu'environ 8% des artisans romains étaient gauchers. Peut-être leur propension à utiliser leur main gauche n'avait-elle pas été décelée, ou bien s'agissait-il de pérégrins ou d'étrangers. On peut aussi supposer que l'Empereur Tibère était gaucher, d'après un passage de Suétone :
"Tibère était fort, robuste et d'une taille au-dessus de l'ordinaire. Large des épaules et de la poitrine, il avait, de la tête aux pieds, tous les membres bien proportionnés. Sa main gauche était plus agile et plus forte que la droite. Les articulations en étaient si solides qu'il perçait du doigt une pomme récemment cueillie, et que d'une chiquenaude il blessait à la tête un enfant et même un adulte." (Suétone, "Vie de Tibère", 68.)
Commode représenté sous les traits d'Hercule. (©S. Bonvallet.)

                                          Étant donné la mauvaise réputation des gens utilisant leur main gauche, un gaucher ne se serait sûrement pas vanté de l'être, et on ignore donc si d'autres Empereurs sont concernés. Avec un peuple aussi superstitieux que les Romains, mieux valait éviter de passer pour un porte-poisse, ou de laisser penser que vous n'étiez pas dans les petits papiers des Dieux... Exception notable, ce cher Empereur Commode proclamait haut et fort cette particularité, qui lui permettait de mettre en exergue ses exploits de gladiateur :
"Il combattit comme gladiateur. Il se livrait aux exercices de cette profession et se servait de l'armure de ceux qu'on appelle secutores, le bouclier au bras droit et l'épée de bois à la main gauche ; car il était fier d'être gaucher." (Dion Cassius, "Histoire Romaine", LXXII - 19.)
 
                                         Les gladiateurs gauchers, justement, étaient une espèce rare. Déjà, parce qu'il y a statistiquement moins de gauchers que de droitiers, mais aussi en raison du traitement infligés aux bébés, dont je viens de parler. A priori, l'entraînement était identique et tous les combattants étaient formés pour tenir l'arme à main droite, et le bouclier à main gauche. Un reconstituteur gaucher m'a d'ailleurs affirmé que ça ne faisait aucune différence, et que cette configuration ne l'avait jamais gêné : armé comme un droitier, il combattait comme un droitier, sans se poser de question. Toutefois, les gladiateurs gauchers avaient un certain avantage sur leurs adversaires, peu habitués à parer des attaques venant de la gauche et donc déstabilisés et désorientés.
"Certains combattent mieux contre des gladiateurs armés de toutes pièces, d'autres contre des gladiateurs portant l'armure thrace : quelques-uns désirent un adversaire gaucher, autant que d'autres le redoutent." (Sénèque le Rhéteur, "Controverses", III - 10.)
Certaines épitaphes mentionnent d'ailleurs la "gaucherie" comme une qualité, et la présence d'un gladiateur gaucher lors d'un munus était même un argument marketing ! Ne parlons pas de deux gauchers luttant l'un contre l'autre - il existe même un terme spécifique, un tel combat étant désigné sous le terme de pugna scaevata.


Graffito pompéien montrant un combat entre Severus et le gaucher Albanus.

                                        L'entraînement des gladiateurs étant calqué sur celui des légionnaires, on peut légitimement s'interroger sur le sort réservé aux gauchers dans l'armée romaine. C'est assez simple : dans l'armée romaine, un bon gaucher est un gaucher contrarié ! Au cours de l'entraînement, on attachait le bras gauche de ces recrues dans leur dos, jusqu'à ce qu'elles soient capables de se battre de la main droite. En sus de la superstition, il y a sans doute une explication pragmatique : l'armée romaine des origines adoptait au combat une formation similaire à la phalange hoplitique, c'est-à-dire des rangs serrés de soldats avançant face à l'ennemi. Dans ces conditions, un gaucher risquerait de blesser ses petits camarades.

                                        Les soldats romains tenaient systématiquement l'épée de la main droite, et le bouclier de la main gauche. Pourtant, on remarque par exemple sur les reliefs de la colonne Trajane que l'épée est portée sur la hanche droite... C'est assez surprenant, dans la mesure où on peut penser qu'un droitier aurait naturellement tendance à porter le fourreau sur la hanche gauche, de manière à dégainer plus facilement. Selon une étude britannique, cette curiosité viserait là encore à éviter de blesser les copains, et plus précisément celui qui se tient immédiatement à votre gauche. Si, en tirant votre arme, vous frappez accidentellement le type à votre gauche, vous risquez de lui entailler le bras ou le flanc; si vous touchez celui qui est à droite, vous heurterez son bouclier.  



Détail de la colonne Trajane.

                                        L'étude des sources iconographiques montre toutefois qu'à partir du Ier siècle, les centurions portent leur épée sur la hanche gauche. Puis, en 190, Septime Sévère réforme l'armée, allégeant notamment certains aspects disciplinaires. Il autorise entre autres les légionnaires et les auxiliaires à porter le fourreau à gauche - pratique devenue la norme au début du IIIème siècle. Ce qui ne change strictement rien pour nos amis gauchers qui, dégainant à gauche ou à droite, doivent toujours combattre en tenant leur épée de la main droite ! 


Diptyque de Stilicon - avec fourreau à gauche. (©Marsyas via wikipedia.)

                                        Je ne peux pas conclure cet article sans revenir sur Caius Mucius, dont j'ai déjà parlé ici. Pour résumer brièvement l'histoire, ce jeune soldat avait pénétré dans le camp des Étrusques, qui assiégeaient Rome, pour assassiner leur roi. Hélas, plus courageux que futé, il se trompa de bonhomme et poignarda un malheureux secrétaire. Capturé, le jeune homme refusa de parler et de trahir Rome et, pour montrer sa bravoure et son mépris de la mort, il plongea sa main droite dans un brasier, la laissant se consumer sans broncher. Impressionnés par une telle force de caractère (ou effrayés par un tel cinglé), les Étrusques le laissèrent repartir, et c'est en héros (mais manchot) que Caius fut accueilli par les Romains. On lui donna le surnom de Scaevola - "le gaucher", titre cette fois élogieux puisque que le brave garçon n'était pas gaucher de naissance... Encore qu'on ne puisse pas écarter la possibilité que ce surnom soit aussi très ironique, puisque scaevus peut aussi se traduire par "stupide" - manière de dire que le type qui confond le Roi avec un simple secrétaire n'a vraisemblablement pas inventé l'eau tiède. N'empêche que Scaevola était parvenu à s'infiltrer dans le camp ennemi et à pénétrer jusque dans la tente royale, preuve qu'il n'avait pas... deux mains gauches.


dimanche 10 janvier 2016

Curiosité : Ex-voto et gladiature.


                                        J'ai déjà parlé plusieurs fois de gladiature : récemment en vous présentant quelques-uns des combattants les plus célèbres de l'Antiquité romaine, et auparavant dans un article plus général sur les types de gladiateurs, le déroulement d'un combat, etc. Mais il y a une curiosité dont je n'ai pas parlé, un témoignage archéologique intéressant et, à ma connaissance, unique dans le monde romain.

Hadrien. (©Lena via wikipedia.)
 
On le trouve dans l'amphithéâtre d'Italica (dans l'actuelle province de Séville), construit au IIème siècle (entre 117 et 138 environ) par l'Empereur Hadrien, natif de la ville. Ce bâtiment était l'un des plus impressionnants du monde romain : il pouvait accueillir 25 000 spectateurs, sur trois rangées de gradins. Il était également doté d'une fossa bestiaria, sorte de souterrain où l'on parquait les animaux sauvages qui accédaient ensuite à l'arène par deux galeries. Réputé pour ses venationes et ses combats d'animaux, l’amphithéâtre d'Italica présentait aussi, bien évidemment, des combats de gladiateurs.




Amphithéâtre d'Italica. (©Spanisharts.com)


                                        Étant l'une des plus grandes constructions de l'Antiquité, le monument suscite déjà l'intérêt de quiconque s'intéresse un temps soit peu au sujet. Mais des arènes, on en trouve ailleurs... Sa grande particularité, ce sont les ex-voto que l'on y a découverts, traces étranges mais finalement riches d'enseignement pour les chercheurs.


Plaque votive dédiée à Némésis. (©Musée Archéologique de Séville.)

                                        Il s'agit d'empreintes de pieds, appariées sur une plaque de marbre et dédiées à Némésis, Déesse de la vengeance et de la justice - soit la divinité favorite des gladiateurs. Sur ces plaques, on peut lire le nom du combattant qui a accompli cette étrange offrande, ainsi que le nom de la Déesse. Au total, ce sont une douzaine de plaques, placées au sol dans la partie nord de l'amphithéâtre, entre la porte triomphale et l'endroit où s'élevait un autel trapézoïdal dédié à Némésis Caelestis - ce dernier nom  étant celui que les romains donnaient à la Tanit punique, Déesse de la fertilité, de la naissance et de la croissance, qui a aussi été associée à Junon. (Iuno Caelestis).

Plaque votive avec l'inscription : "Avrelivs Loitticvs Nemesi Praesenti."

                                        Ces témoignages archéologiques illustrent parfaitement l'importation des divinités orientales et la manière dont elles ont été assimilées au panthéon romain, puisque les cultes des deux Déesses ont ici fusionné. Mais ce processus particulier de syncrétisme est cependant spécifique à l'Hispanie à compter du IIème siècle. Ce double culte restera vivace et profondément ancré dans les mœurs, avant de tomber en désuétude dans le courant du Vème siècle - soit au moment où l'amphithéâtre lui-même fut délaissé.


Statuette de Némésis. (Villa Getty - ©Bibi Saint Pol via wikipedia.)

                                        Une manifestation de la piété des gladiateurs et du culte qu'ils vouaient à Némésis - mais une manifestation pour le moins étonnante, et qui n'est pas sans rappeler le Walk Of Fame... Némésis en moins et les médias en plus, mais Hollywood n'a finalement rien inventé ! A ce détail près que, désormais, ce sont justement les empreintes et ceux et celles qui les ont laissé qui font l'objet du culte des fans.


Marilyn Monroe et Jane Russell, gladiatrices hollywoodiennes... (©LA Times.)

dimanche 3 janvier 2016

2016 : Bonne année et bonnes résolutions.

En ce début 2016, La Toge et le Glaive souhaite à tous et à toutes une bonne année : qu'elle vous apporte amour, santé, bonheur - et plein de découvertes enrichissantes sur l'Antiquité, romaine ou autre. Sur ce dernier point, je vais essayer de faire ma part du boulot...

Au cours des derniers mois, j'ai été contrainte de mettre ce blog entre parenthèses. Des changements professionnels et personnels ont occupé une bonne partie de mon temps, et j'essaye encore de trouver un rythme susceptible de me permettre de mener de front toutes mes activités annexes. En ce qui concerne ma passion pour l'Antiquité, je me suis engagée dans un projet particulièrement enthousiasmant - mais dont, clauses contractuelles obligent, je ne peux rien dire pour l'instant. Et en marge, j'ai désormais le plaisir d’œuvrer sur le site Season1.fr, consacré aux séries TV, et de participer régulièrement aux podcasts de l'émission. Je serais donc enchantée si, en 2016, la durée d'une journée pouvait passer à 48 heures...

Toutefois, à partir de la semaine prochaine, La Toge et le Glaive reprendra ses publications sur un rythme bi-mensuel. C'est, pour l'instant, la condition sine qua non pour maintenir une certaine qualité et ne pas proposer un blog au rabais. Je ferai de mon mieux pour tenir le rythme et publier régulièrement - et je vous promets déjà quelques surprises en cours d'année.

Par ailleurs, suite à des problèmes informatiques, il est possible que je n'aie pas reçu tous les messages envoyés au cours du mois dernier. Si vous m'avez contactée et n’avez pas reçu de réponse, ne cherchez pas plus loin ! A priori, tout est désormais rentré dans l'ordre - vous pouvez donc écrire à nouveau, via le formulaire ad hoc.

En attendant de reprendre la rédaction du blog, il me reste à tous vous remercier, que vous soyez des lecteurs fidèles ou des visiteurs occasionnels ; et je vous souhaite, à nouveau, le meilleur pour l'année qui commence.

Vale !

F.L.